Memories of Mars (un prélude)

Deux semaines après mon retour à Arat, j’ai retrouvé Yelena Kromazov.

Le vent soufflait depuis les Pentes et dans le crépuscule à venir, qu’annonçaient en rose éteint les dernières lumières de Mars, j’interrogeais une fois encore les vraies raisons de ma présence ici.

J’étais épuisé par ces jours passés dans un silence nécessaire. Je restais assis le soir, près du feu, jusqu’à me pétrifier. Je me sentais tout à fait seul, étranger à ce monde que j’aimais pourtant plus que l’autre. Je veillais dans l’angoisse, serrant mes poings sur des questions ressassées. Le sable n’avait pas de réponse à m’offrir.

Je dormais mal. Mes nuits ressemblaient à ces traversées où les yeux font deux brûlures. Pour lutter contre mon corps, je synthétisais mes propres drogues. Mes veilles s’achevaient à la frontière de l’halluciné. Et le passé me visitait tandis que, dehors, tout paraissait se figer sous le givre.

La ville avait des yeux presque partout alors je me cachais dans les couloirs de l’université et ne sortais qu’à la faveur des vents du soir. Je marchais dans ce paysage de guerre, de désastre en désastre, dans l’espoir de trouver, au coin des rues, sur les terrains devenus vagues et derrière les portes des belles maisons des cercles extérieurs, des traces des autres.

En dépit de mon expérience, j’étais d’une prudence presque excessive. Je craignais les maraudeurs invisibles derrière leurs voiles, je craignais leurs brûleurs à micro-ondes, et les nuées de nanomachines, mortelles. Et ces tornades de sable qui n’en sont pas et ne laissent de vous que l’écho de vos hurlements.

La ville savait encore se défendre et je connaissais ses armes, que j’avais contribué à concevoir, vingt ans auparavant. Je n’avais pas l’air beaucoup plus jeune alors. Aujourd’hui, j’allais de corps en corps, poursuivant des chimères cachées au-delà de l’horizon de toute vie normale.

Je lisais face à mon maigre feu de camp lorsque Yelena sortit des ombres des ruines, emmitouflée dans un manteau de nomade semblable à ceux des tribus de l’outback, sa silhouette réduite à rien dans mes yeux rendus humides par le vent. Un sourire était peint entre deux joues maigres.

Yelena…

Cette intelligence toujours en mouvement qui avait pensé nos serres miraculeuses, nos fermes verticales du sud et imaginé nos réseaux d’irrigation.

Toute sa courte vie, Yelena avait été une « verte », la plus vraie qui soit, sans une once en son âme de cette mystique martienne qui m’avait animé. Sans amour pour les pierres et les rochers. Yelena avait désiré toute sa vie des plaines d’herbes grasses pour y voir paître les nouveaux bisons des nomades Lakotas, des rivières dans les arroyos pour les tribus sémites et leurs caravanes.

Elle risquait parfois sa main nue sur la roche nue, brûlante de froid, comme pour sentir le pouls d’une terre en sommeil qu’elle espérait un jour voir accoucher d’un monde neuf. Yelena ne connaissait pas d’alternative à l’effort vers le mieux que la mort immédiate. Sans doute avait-elle été l’incarnation la plus sincère du colon martien tel que nous l’avions imaginé au début de notre exil. Cette femme, la nuit de Mars me l’avait ramenée.

J’ai prononcé son nom alors, sans certitude, et je crois qu’elle a pleuré et qu’elle a ri, et, enfin, nous nous sommes serrés l’un contre l’autre. Elle m’a dit : « Je ne suis pas certaine de te connaître, mais je ne doute pas de t’aimer. » Elle n’était pas certaine de me connaître. Dans ce songe d’une ville, c’était la chose la plus vraie qui fut.

Nous parlâmes près du feu et nous partageâmes le peu qui me restait des vivres offerts par les revivalistes amérindiens que j’avais croisés sur leur route entre deux refuges, menant leurs chevaux génoadaptés et leurs dômes gonflables à travers l’outback. Je crois que Yelena me regarda presque tout le temps que dura notre tête-à-tête. Peut-être voulait-elle faire une ancre de mon visage, pour ne plus se sentir partir à la dérive. Se reconnaître dans ma voix. Mes inflexions, peut-être, éveillaient quelque chose de familier dans sa mémoire.

Je ne parvenais pas à retrouver tout à fait dans ses traits la mine volontaire de Yelena Kromazov, et je souriais avec gêne à cette chair de substitution qui habillait les restes d’âme d’une femme morte il y a vingt ans.

Je devais faire le deuil de leurs visages.

Yelena…

Toi, soufflée en particules invisibles par le phosphore qui avait dévoré les plantations expérimentales et les labos de bio-ingénierie, au sud du cratère. Toi, la femme qui me parlait aujourd’hui de l’autre côté du feu, et qui luttait pour se souvenir.

Elle s’amusait de mes anecdotes sans trop savoir pourquoi, elle s’accrochait à des impressions, des familiarités, hochait la tête sans réussir à ajouter des détails au récit. Mais elle semblait tirer du réconfort de mes paroles, comme si elles pouvaient aider à combler les vides.

À la fin, Yelena me dit qu’elle était prête. Que le chagrin poursuivait en elle le travail inachevé des virus. La vie ici, après la guerre, me dit-elle, n’était qu’une imitation malheureuse. Pourquoi ne les avait-on pas laissés morts, tous, sous le sable et les gravats ? Elle se mit à pleurer et je la laissai poser sa tête sur mes genoux. Demain, je transférerais sa persona dans le cube. Ce qui se nommait encore Yelena Kromazov s’en irait dormir, coupée du temps et de la pensée.

Yelena se tortilla dans un sac de couchage et resta à regarder les flammes. Il faisait de plus en plus froid, de plus en plus noir. Je redéployais mes sentinelles, les libellules mordorées équipées de microcaméras et de communicateurs laser, sur toute la zone du campus, comme je le faisais chaque soir. J’abaissais les barrières aux frontières de ma pauvre enclave, dont j’étais le seul gardien. Puis je m’allumai une cigarette avec un brandon et j’observai Yelena dans son coin. Bientôt elle commença à cligner des yeux, marmonna une vague ballade avec son accent de Kiev. Elle me demanda si je me souvenais des paroles. Je lui répondis que oui. C’était cet air que nous fredonnions, épuisés et parfois ivres, lors des soirées avec Elie, Nazeem, Parvish et les autres, dont Yelena ne se souvenait plus des noms et trop peu des visages. Ce fut là l’occasion d’autres remémorations pour moi, d’un peu de baume sur la mémoire blessée de Yelena. Au bout d’un moment, parce que son regard m’en faisait la demande, j’acceptai de chanter avec elle.

Juste avant de s’endormir une dernière fois, elle risqua une question dans un murmure. Je mis quelques secondes à comprendre qu’elle s’adressait à moi et me penchai vers elle. Elle répéta ses mots, d’une voix molle.

« Pourquoi nous ont-ils fait la guerre, au fait ? »

Je me redressai lentement. Méditai une réponse. Je repensai aux rencontres sous l’égide du Bureau de gestion des conflits territoriaux, aux mots du délégué aux affaires frontalières, aux séances à la cour, à la froideur des juristes du Conglo, à l’insupportable arrogance de ses représentants, ces figures plantées sur de hauts cols d’oligarques. Devais-je parler d’idéologies ? De vulgaires querelles entre propriétaires chicaniers ? D’obscurs droits remontant aux premiers temps de la colonisation martienne ? Des intérêts supérieurs d’une nation dont on brandissait le nom pour justifier les décisions d’un lobby ? La vérité, en fin de compte, c’était peut-être que notre cité de fous s’était trouvée au beau milieu d’un coin de la planète où l’on voulait faire pleuvoir des comètes. Terraformation accélérée. On nous avait massacrés dans le silence général, comme n’importe quelle tribu de nomades au crâne dur.

Je regardai à nouveau Yelena. Elle baissa les yeux sur les braises. Les releva et me fixa longuement.

— À quoi bon, maintenant, hein ? Nous sommes tous morts, sauf toi, Alexandros Lucas.

J’attendis qu’elle fût endormie pour me mettre à pleurer.

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