Kaede avait pas mal traîné sur ce toit. C’était à l’époque où ses frères ne faisaient rien de plus subversif que hacker les chibi cars autonomes aux carrefours, glisser du vidporn dans le flux des écrans publiques, et baver des slogans anarchistes à la bombe.
La fratrie passait une partie de son temps assise sur des tatamis moisis posés sur des bâches en plastique bleu, effilochées sur les bords, et ils fumaient tous une quantité invraisemblable de marijuana qu’ils faisaient pousser dans des bacs en polystyrène (une variété ancienne sans les retouches génétiques ciblées des sous-produits de l’industrie pharmaceutique). Le temps passait mollement sous les droites lignes sifflantes des berlines, toutes brillantes contre le ciel surchauffé.
Le soir, les gars pelotaient des filles qu’ils se repassaient au gré d’engueulades aussi brèves que ridicules. Quand ça virait à la culotte, Kaede filait à l’autre bout du toit, et elle traçait des haïkus et des tankas sur un petit carnet volé, un truc avec une couverture douce comme une peau de pêche. Dans sa tête, le fantôme murmurait des kigos d’été : les éoliennes qui taillaient l’air, le tee-shirt plaqué au dos par la sueur, la condensation sur l’alu des canettes tombées des distributeurs, le calme blanc des temples soto zen.
Le fantôme ne lui parlait jamais de Tatsuya. Tatsuya s’était fait la malle direction Chiba. Il bossait avec le gumi, maintenant, et il n’appelait plus Kaede que par politesse, pour prendre des nouvelles des autres, et raconter comment il s’était payé une moto neuve, un machin sorti des usines à bolides de Kawasaki. Elle le regardait sur l’écran se griller une clope et lisser sa jolie cravate.
Elle était triste, parce qu’elle se rendait compte qu’elle le trouvait un peu con avec ses airs de grand frère et ses frais tatouages de putes période Edo. Et elle s’en voulait de ressentir ça, au fond, parce que Tatsuya avait été son mec l’année d’avant, et le plus cool de tous. Celui qui disait qu’elle valait mieux que des pipes taillées au chrono dans les chiottes pour homme. C’était, dans le milieu des bandes des toits, un vrai compliment. Flingué et sincère. Une vérité indélébile.
Alors quand Tatsuya raccrochait, Kaede sortait d’entre les gros blocs des climatiseurs et traînait les pieds jusqu’au bord du toit. Les semelles de ses boots couinaient sur l’enduit couleur mastic. Elle regardait les sararîmen, martyrs auréolés par leurs interfaces RA, branchés en très haut débit sur les données instables des marchés, qui transitaient d’un bout à l’autre d’un monde trop étroit via les grilles réseau privées des transnationales. Jusqu’à minuit enchaînés par le giri, et toutes ces conneries d’un autre âge qui avaient envoyé son père crever pour le zaibatsu dans un pays en guerre d’Afrique orientale. La laissant seule avec ses frères.
L’un d’eux débarquait toujours au bout d’un moment pour lui poser une main couverte d’égratignures sur le rond de l’épaule, toucher du front ou du bout du nez sa tempe, où palpitait une colère incomprise, la serrer en chantant, la voix bancale, un bout de l’une ces chansons militantes qu’Obâsan avait ramenées d’Osaka en même temps que sa robe de mariage et ses nostalgies politiques.
« Allez, frangine, arrête de faire la gueule. »