On leur avait jeté des couvertures de survie. Puis on leur avait souhaité la bienvenue dans l’Empire.
Jiang avait cru entendre des rires lointains, malgré le fracas du ressac. Quelque part, tout près, la mer lessivaient la roche noire des rives du Japon.
Jiang s’était soudain senti vulnérable. Pour se rassurer, il avait cherché sous sa veste le contact de son couteau à lame de céramique.
D’un geste instinctif, il avait resserré les bretelles de son sac à dos et pris le temps de fouiller l’obscurité. Ses lentilles de nuit avaient révélé des silhouettes immobiles. Elles formaient une sorte de cordon, de part et d’autre de la colonne. Elles étaient prêtes à intercepter celui ou celle qui s’aviserait de prendre la tangente. Jiang avait renoncé à tenter quoi que ce soit le temps qu’il serait à découvert.
Des drones survolaient le site du débarquement, chiens de berger. Ils avaient de ces yeux que l’on ne trompe pas. Planqués au-dessus de la brume qui montait de la terre, ils passaient au-dessus des réfugiés dans un murmure pulsé de turbines. Jiang avait assez d’oreille pour les entendre. Une greffe discrète lui ouvrait les portes de fréquences inaccessibles au commun.
Des hommes aux visages durs se déplaçaient près des réfugiés. Ils les flanquaient, aidaient les vieux et les petits. Ils proposaient de porter les sacs auxquels chacun s’accrochait. Leurs voix avaient cette rudesse propre à ceux qui ont l’habitude de hausser le ton. Toute la sympathie qu’ils s’efforçaient d’y mettre ne la cachait pas.
Ils avaient balisé un chemin dans la nuit sans lune, à l’aide d’une peinture basse luminosité que la marée se chargerait bientôt d’effacer.
Jiang trébuchait avec les autres, comme si une chaîne les avait reliés. On les encourageait dans un mandarin mal accentué, typique des add-ons linguistiques bon marché, tandis qu’ils foulaient le sable noir d’une plage anonyme, les jambes raides bois d’avoir passé deux jours tassés dans les cales de vedettes russes reconfigurées.
Jiang entendait les dents qui claquaient, les souffles tremblés. Un vent froid et l’habitude vite acquise de se serrer les poussaient les uns contre les autres.
Ils s’étaient jetés à l’eau coupante sans même savoir s’ils avaient pied, avec leurs sacs durs comme pierre à force d’être bourrés de tout ce qu’ils croyaient ne pouvoir abandonner derrière eux. Mouillés jusqu’à mi-cuisse, parfois jusqu’au ventre, ils avaient creusé l’eau de leurs bras pour atteindre la terre.
Sanglotants, haletants, giflés par des vagues lourdes.
Leurs enfants tenus à bout de bras, les seuls à faire encore silence, car échoués depuis longtemps au-delà de l’épuisement et de la peur.
La plupart des réfugiés étaient des Mandchous. Ils avaient été chassés de leur pays par un coup d’état aussi rapide qu’inattendu, suivie d’une guerre civile qui durait encore. Ils venaient de Shenyang, de Harbin, de Changchun ou d’ailleurs. La politique de marquage du nouveau parti au pouvoir avaient poussé à la fuite ceux qui ne pouvaient négocier avec la police ou trouver une place au chaud sous l’aile protectrice des conglos, de l’autre côté de la frontière. Les cadres corporatistes constituaient des investissements que le gouvernement ne pouvait risquer de perdre, mais la base de la pyramide serait aisément rebâtie avec des Hans fidèles, mutés depuis Beijing.
Les Hans inféodés à l’Empereur mettaient tout en oeuvre afin de se débarrasser des Mandchous. Ils avaient toujours craint le pouvoir de cette minorité nationale qui avait dominé le grand empire chinois il y a quelques siècles, et soumis les Hans à des lois vexatoires. Portés au sommet de l’état par des influences extérieures, les leaders hans de Mandchourie pouvaient désormais satisfaire un désir de revanche longtemps couvé, et châtier les anciens maîtres. Tout était bon pour les reléguer en seconde zone. Et s’ils préféraient s’en aller, c’était encore mieux.
Aucun des exilés à bout de forces ne comprenait comment tout cela avait pu se produire. Tout ce dont ils étaient certains, c’est qu’il valait mieux se risquer sur les flots de la Mer du Japon que de se voir arrêter un matin sans raison pour être conduit dans des prisons dont on ne revenait pas. Les triades s’étaient jetées sur ce marché de la misère.
Personne ne comprenait, sauf Jiang. Et il savait aussi où on les conduisait tous, et qui se chargeait de la besogne.
Tandis qu’ils titubaient encore sur une plage jonchée d’algues, on avait répété aux réfugiés que tout allait bien se passer. Qu’ils allaient être pris en charge jusqu’à Tokyo, d’étape en étape, par-delà les montagnes, jusqu’à la grande plaine lumineuse du Kantô. S’ils essayaient d’entrer dans les terres par leurs propres moyens, les drones des patrouilles frontalières les repéreraient rapidement et les arrêteraient. Privés d’identité au pays, débarqués sans autorisation sur les rivages du Japon, ils échoueraient tous en centre de rétention avant d’être renvoyés en Mandchourie.
Le convoi attendait sous les pins au bout d’une piste de gravier, gardé par des types dans des manteaux épais. Ils avaient tous relevé leur col pour se protéger du crachin. Jiang se demandait à quel gumi ces kyodai et shatei, grands et petits frères, pouvaient bien appartenir.
D’autres types avaient servi du thé aux réfugiés, un vert brûlant dans des gobelets en plastique où brillait le logo d’une chaîne de nomiya de Yokohama. Ils avaient eu quelques minutes pour se brûler les lèvres et se réchauffer les os. Puis on les avait pressés de monter dans les remorques bâchées de gros trucks. L’intérieur était chauffé et tapissé de matelas en mousse réunis à grand renfort de scotch argenté. Des couvertures attendaient, empilées dans un coin.
Sumita Corp / Transport de fret. C’est ce que Jiang avait eu le temps de lire sur les flancs du camion. Il aurait juré qu’aucun d’eux n’avait jamais servi à transporter autre chose que de la contrebande.
Le gars qui s’occupait de leur remorque entrecoupait ses explications de grands sourires. Il donnait des tapes sur l’épaule des hommes, rassurait les femmes en caressant les cheveux des gosses complètement à l’ouest. Il disait s’appeler Saemon, et il portait un gros blouson renforcé sous son visage d’étudiant. Assez ample pour dissimuler une arme de calibre moyen. Jiang le regardait bouger. Il observait ses mains gantées.
Quand ils furent entassés sur des matelas, dans la remorque, Saemon distribua des rations dans des sacs en plastique transparent. Les pommes étaient rouges et brillantes, le riz doucement vinaigré sous son algue réhydratée, le tofu fondant. On trouvait aussi de ces barres énergétiques dont Jiang avait vu la pub dans une station de métro de Shenyang. Bientôt, on n’entendit plus que le souffle de la climatisation.
Ils avaient échappé aux gardes-côtes et à la noyade, finalement. Presque tous.
Jiang mâchait tranquillement son riz. Il essayait d’effacer de sa mémoire ce gamin basculé par une vague de travers et jeté dans le bouillon de la Mer du Japon. Comment s’était-il retrouvé, si petit et vulnérable, collé au bastingage tandis que le navire roulait d’un bord sur l’autre ? La nuit mouvante avaient tout avalé de lui, ses joues rondes et ses cris. On avait hurlé tout autour et lardé les ténèbres à coups de lampes-torches, avant que le père, pris d’hystérie, ne plonge à l’aveuglette.
Certains parmi ceux qui s’entassaient sur le pont parvinrent à convaincre le pilote d’attendre un peu, mais les lames s’enfilaient sous le petit bateau qui tournait au ralenti, et lui levaient dangereusement la proue. Les trois convoyeurs de la triade s’étaient agacés et avaient fini par les menacer avec leurs automatiques. Un ordre sec jeté au pilote avait mis un terme à leur attente.
Jiang revoyait les joues rondes éclairées par l’écran d’un smartphone, et les yeux qui regardaient tout et qu’emplissaient cent questions qu’il ne poserait jamais.
Jiang caressa la lame de céramique. Il fallait attendre le bon moment.
Il y en aurait un, forcément.