Travail en cours / Point de sauvegarde (III)

500.000 signes.

Voilà pour la pierre de marque.

Je poursuis mes lectures en courant le risque de m’y perdre. Je me constitue une honnête bibliographie. Et je tranche dans le lard pour ne pas laisser ma gourmandise m’emporter trop loin du sujet.

J’en viens à me demander si ça n’est pas cela le plus excitant dans le travail d’écriture. Chercher et laisser venir les idées, trop d’idées en fait. Ou quand le fantasme de ce qu’on pourrait écrire est encore intact. Quand le récit parfait, immensément déployé©, n’a pas encore été asséché par la réalité du fichier .doc.

Je lis, donc.

Par exemple, De la nature des choses de Lucrèce. Texte génial, d’une grande poésie. Mais 300 pages de philosophie pour une scène qui tiendra sur cinq ou six, est-ce bien raisonnable quand on n’a pas tout le temps du monde devant soi ? Et tout ça pour permettre à des Vikings curieux de discuter de la nature du feu avec un voyageur byzantin.

Accumuler une masse d’informations et de savoirs a quelque chose de rassurant. On se pelotonne sur un trésor de données comme un dragon paresseux. J’imagine que c’est une manière comme une autre de repousser le moment où il va falloir s’en détacher et sortir de la grotte.

Il y a des Vikings dans cette histoire, oui, mais aussi une terre aux limites incertaines, le pays des Thuringiens (Saxons et autres), dont on ne sait pas grand chose (comme de toute cette période coincée entre les grandes migrations germaniques et le début de l’ère viking proprement dite). Il y a aussi, à la périphérie, de mystérieux khazars, des tribus slaves, baltes, d’immenses espaces couverts de forêts et de marais qui pompent l’imagination. Et le voyage n’est pas terminé.

Il va pourtant bien falloir que j’arrête de lire.

 

Pour terminer ce billet, voici deux extraits tirés des chapitres récents :

 

1.

Chacun amenait avec lui de quoi réjouir les autres : de la bière en suffisance, et de l’hydromel savoureux, des pains faits de farine d’orge et d’épeautre que l’on avait fait cuire sur des pierres chaudes, provision de beurre et des fromages bien salés, quelques cochons qu’on mettrait à rôtir après les avoir consacrés aux vaettir de la contrée, et des oiseaux tirés et plumés le matin.

Quand tous les Vikings furent là, Arni le scalde prononça de bonnes paroles, puis on sacrifia aux Puissances, le bouc d’abord, qui fut mené à grand-peine jusqu’à l’horg. Si forte et fougueuse se montra la bête qu’il fallut deux hommes pour la maintenir sur la dalle plate qui couvrait l’autel, et elle fit honneur à Thorr jusqu’à l’instant du couteau. Son sang, chaud sur la main d’Yrsa, un sang à l’odeur âcre, au fumet mâle, s’écoula dans un chaudron de bronze, dans lequel la Fille à la Lance jeta ensuite des éclats de bois de chêne, qu’elle avait gravés de signes. Longuement, elle observa leur disposition et leurs infimes mouvements à la surface du breuvage sacrificiel.

Quand elle eut achevé la consultation des augures, elle trempa dans le chaudron un rameau de chêne, et l’en ressortit vermeil, d’un éclat de parure scintillante quand les flammes l’éclaboussèrent de leur lumière.

Sigdis s’avança alors vers les Hördar assemblés et passa parmi eux. Elle aspergea leurs visages et leurs tuniques blanches. Aux sourcils bientôt le sang perla, brillant, et dans les barbes peignées, et sur les joues que les libations généreuses rosissaient déjà.

Puisant un peu du sien à sa paume blessée, chacun traça sur sa main d’épée la rune de la victoire, et demanda à Thorr puissance et bravoure.

Nul bouclier

Pour arrêter mon fer,

Nulle broigne,

Nul casque.

Que je tranche l’anneau,

Que je brise l’écaille,

Que bois je défasse,

Quand mon bras s’abat.

La main ne tremble pas,

Jamais ne faillit le cœur,

Ni la peur ne fige

Mes jambes face à l’ennemi.

Ils remercièrent l’Ase-aux-boucs pour l’aide qu’il leur apporterait bientôt, et tournèrent leurs regards vers la lance. Le vent de mer avait forci et le feu s’agitait entre les pierres.

2.

Lorsque Sigrunn avait annoncé à Sigdis qu’elle avait rêvé sa mort, sa mère s’était agenouillée sur la prairie pour prendre dans les siennes ses mains tachées de sucs et de pollen.

L’instant d’avant, la fillette récitait sans hésitation les vertus de l’achillée, qu’on trouvait en abondance derrière la hus de sa famille. Sage, elle écoutait la leçon qui lui était dispensée par sa mère, avec cet air très réfléchi qui était le sien lorsqu’elle s’employait à un travail qu’elle jugeait important.

C’était un jour très semblable à tous ceux du milieu du printemps. Levé avant l’aube, Jorun travaillait aux champs avec les thralls, et l’on entendait au loin les harangues des jeunes garçons qui menaient le troupeau à la pâture, là-haut, dans les clairières au-dessus du boer. Il faisait inhabituellement chaud pour la saison.

— Ça n’est rien d’autre qu’un rêve, avait énoncé Sigdis avec fermeté. L’aspect que prennent nos angoisses est parfois déroutant, Sigrunn. Mais ça n’est pas un présage pour autant.

Avec ses mains en coupe, elle avait pris le visage de sa fille comme dans un nid chaud et protecteur, et posé son front contre le sien. Elle avait embrassé les paupières closes de l’enfant dans l’espoir de révoquer les ombres qui peuplaient son regard. Mais il avait fallu à Sigdis elle-même un long moment pour percevoir à nouveau la tiédeur du soleil sur sa nuque.

Sigrunn s’était efforcée de faire sienne la sagesse de sa mère, et elle avait acquiescé avec un faible sourire à toutes ses paroles. Dans les jours qui avaient suivi, elle avait pourtant dissimulé derrière un entrain renouvelé tout ce qui la tourmentait, et Sigdis, qui n’était dupe de rien, avait joué son jeu, autant pour elle-même que pour sa fille. Si Jorun avait soupçonné un malaise, jamais il ne l’évoqua.

— Elle a pu rêver la mort de quelqu’un, avait énoncé Hrefna quand Sigdis était allée la consulter. Ce sont des choses qui arrivent parfois, lorsque le hamr est puissant. Il peut voyager dans l’avenir, investir une autre chair, dans un autre temps. Ta fille possède du pouvoir en abondance, Sigdis, je te l’ai déjà dit. Plus que je n’en avais moi-même à son âge. Ne révèle rien de cela à Jorun, il s’inquiéterait par trop, ce cœur si tendre. Et amène-moi Sigrunn demain.

Elle avait mené sa fille dans la forêt, et l’avait abandonnée tout le jour à Hrefna. Sigrunn ne raconta rien à sa mère, mais peu importait. La völva avait su chasser les angoisses de l’enfant, et le rêve funeste s’était dilué dans sa mémoire.

L’année suivante, au cours de l’été, Sigrunn fut à nouveau visitée par la mort. À partir de ce jour, et jusqu’au terme de son existence, la fillette vécut dans une étrange sidération.

Si son comportement ne soulevait la plupart du temps aucune question, il lui arrivait pourtant de s’abstraire du présent. C’était toujours un détail invisible aux autres qui l’aspirait hors du réel. Elle pouvait demeurer immobile de longues minutes, absorbée dans la contemplation de quelque chose de tout proche, ou de fort lointain. C’était la trame inachevée d’une pièce d’étoffe sur le métier à tisser de son père, la forme insolite d’un nuage entre deux sommets, la ligne des feux à l’horizon, comme un trait qui séparait deux univers, l’attitude d’un cheval dans l’enclos et la poussière qu’il soulevait en grattant le sol.

— Il brûle, avait-elle dit un jour en désignant l’un des étalons qui appartenaient à Jorun.

— Que dis-tu ? s’était aussitôt enquis celui-ci, la voix incertaine, le cœur pris de chagrin, car il savait.

— Grani brûle, répéta-t-elle les yeux écarquillés, déjà humides de larmes. Sa crinière est en flammes.

Il avait serré sa fille contre lui et passé plusieurs fois sa main sur ses yeux, comme pour en retirer la macule qui troublait sa vue. Elle tremblait. Et il avait dû lutter pour lui épargner sa propre peur.

Le soir venu, elle avait réclamé le lit parental et s’était allongée entre Sigdis et Jorun, pour s’endormir très vite. Secouée de songes inquiets, elle avait dit dans son sommeil des choses terribles, des paroles qui n’étaient pas celles des enfants. Au milieu de la nuit, alors que la chaleur du jour maintenait son emprise sur la forêt, les hommes et les bêtes, la fièvre s’était emparée du jeune corps de Sigrunn. Elle ne l’avait plus quitté jusqu’à son dernier souffle.

L’enfant s’éteignit avant l’automne, épuisée par les Filles du Feu, et emporta avec elle ses visions irrévélées.

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